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Une nouvelle sur les dérives de nos sociétés. " Carnibal V"





Nos sociétés actuelles sont telle une réalité qui dépasse bien souvent la fiction. Ce qui semble inimaginable, sordide et parfois presque animal nous inflige la folie de notre temps présent. Son obscurité. Sa chute sans fin. Et l'inéluctable déclin de toutes les civilisations. Carnibal V, ainsi que de futures nouvelles qui seront regroupées dans un receuil nommé

" Morceaux de cafard " est un de ces reflets littéraires qui nous parlent par l'histoire... de la nôtre.

                                     

                                      


Carnibal V.

 

 

  1.

 

   Je me rappelle. Il y avait du sang partout dans cette chambre d’hôtel. Sur le lit, le tapis, les vêtements de la victime… Une hémoglobine dont j’avais l’habitude à l’époque. Des corps meurtris ou sans vie rythmaient mon quotidien depuis des lustres.

Eh bien, oui. Je suis Jake Morlay, amateur friand de spectacles sanguinolents. Mais surtout et par-dessus tout, à cette terrible période des années 2050, j’étais flic. Et rien n’était pire que d’être inspecteur en chef du district Carnibal V. Joyeuse circonscription de vices et de crimes en tout genre de la côte ouest de l’Europe.

Ce continent n’avait plus rien de ce qu’il avait été après avoir essuyé une politique de reconversion. Folle idée des technocrates qui avaient transformé la souveraineté des pays en un bordel gigantesque d’états fédérés.

  Et en matière de foutoir, un superbe exemple s’étalait ce matin-là devant mes yeux. La victime était une jeune femme d’à peine 20 ans, gisante, nue et égorgée, comme désarticulée sur le parquet à côté du lit.

Je l’observais avec minutie. Elle était si tristement abîmée qu’elle me rappela tout à coup ma propre réalité. Pour ne pas mentir d’un iota, je n’étais qu’un justicier fatigué, blasé, alcoolique à ses heures perdues, c’est-à-dire la plupart du temps. 


     — Que fait-on ? s’enquit mon assistant en me sortant de mes pensées. Tous les chiens des alentours commencent à s’exciter, Jake. Il faudrait mieux l’embarquer avant que la racaille du quartier s’amoncelle à l’entrée.

— Encore une minute, répondis-je en m’accroupissant près du cadavre. Fais une enquête pour savoir combien de personnes logent dans cet hôtel et qui ils sont.


    Pouvait-on exiger tâche plus idiote ? Nous entendions depuis le début la folle furieuse de la chambre adjacente hurler sur son petit copain et s’évertuer à calmer ses mômes à coup de jurons. Sans parler du junkie d’en face qui se trimbalait à moitié défroqué dans le couloir. Et bientôt, un paquet d’escrocs, de menteurs, certains d’avoir vu quelque chose, se précipiterait à la porte de l’établissement pour un billet ou une minute d’attention.

Pour ça, Clay avait raison. Une vraie populace de charognes ne tarderait pas à baver de cupidité pour un crime.

Heureusement, il y avait cette fille. En fin de compte, elle était sublime, parfaite, aux ongles manucurés, à la chevelure lisse et brillante, au teint lumineux malgré la mort. Preuve indéniable qu’il pouvait se trouver des roses au fonds des caniveaux.

J’avais besoin d’elle encore un moment.

De la contempler, de m’arrêter sur ses traits juvéniles, innocents.

Forcément, Clay s’agenouilla à son tour près de moi de peur de me voir sombrer définitivement ou de m’accrocher à elle pour toujours.


     — Qu’est-ce qu’elle fout là cette fille d’après toi ? souffla-t-il en scrutant son visage. Tu penses… Peut-être une prostituée de luxe qui tombe sur un client fauché qui n’a pas pu payer ?

— Je n’en sais rien. En tout cas pas encore. Les légistes attendront avant de l’embarquer. Pas question qu’ils y touchent pour l’instant.

— Vraiment ? s’amusa-t-il avant de soupirer face à mon air buté. Jake… Ce n’est plus qu’un cadavre. Et il n’y a rien dans les heures que tu passeras à la détailler qui t’aidera à élucider l’affaire. Ce n’est tout de même pas à moi de te l’apprendre ?... Seules des empreintes pourront révéler un indice. De plus, il n’y a aucune lame dans cette chambre susceptible de justifier sa gorge tranchée. Laisse là partir, insista-t-il sans que je veuille bouger d’un pouce. Jake, tu m’entends ?

— Pas question, regimbai-je. Encore une minute, Clay.


     Ou encore une heure. Là aussi, je n’en savais rien.

Elle était morte, oui. Assurément victime d’atrocités avant le grand saut, oui. Mais sa vie avait été autre que la mienne. Tout son corps soigné à l’excès et ses vêtements hors de prix éparpillés sur le lit révélaient un passé fait de jours et de nuits sans la caresse destructrice du mal. Tout ce qui m’avait été étranger depuis mon affectation dans ce district vers l’abîme. Et même depuis toujours.

J’en étais à ce point de vice. M’accrocher à la moindre particule de beauté pour respirer de nouveau. Peu m’importait la victime, peu m’importait le meurtrier en vérité. Ce matin-là, j’avais simplement besoin d’elle.

De cette rose venue mourir au fond du caniveau nommé Carnibal V. Fleur assurément aussi innocente que la Rose de Ronsard et ses parallèles de carpe diem.

Clay en restait figé sans savoir quels mots ajouter, le regard braqué sur elle tout comme le mien. Pourtant, dans ses yeux, il n’y avait pas la même soif que la mienne.

Il avait seulement la hargne d’élucider un meurtre.

Il était trop jeune, encore vierge de l’abomination qui hurlait autour de nous sans cesser et qui nous bousillait. Et je ne sais pour quelles raisons, la jalousie me prit si fort que je n’eus plus qu’une hâte.

Lui retirer cette fille morte des yeux.


     — Dis aux légistes que c’est à eux, ordonnai-je en me relevant. Va faire un tour pour ne pas les déranger. Et préviens-moi si tu as du nouveau.

— Tu as une idée, maintenant ? Je veux dire…

— Tout de suite, Clay, le coupai-je sèchement. Tu l’as sous-entendu toi-même, je ne suis bon à rien.

— Je confirme, rétorqua-t-il en venant se planter devant moi. OK, Jake… C’est quoi le problème exactement ?

    J’avais bien envie de le sortir de la pièce d’un seul élan. Mais je l’aimais bien ce sale gamin. Si bien que je pris le temps d’allumer une cigarette avant de lui répondre.


     — C’est toi, finis-je par lâcher.


     Tout ce qu’il trouva à faire, ce fut de ricaner en filant vers les légistes qui patientaient devant l’hôtel.

Oui. Décidément, je l’aimais bien. Il avait tout compris à une de mes philosophies de vie. Dire constamment le contraire de ce que l’on pense.

 

 

 

                                                2.

 

    

     En dépit de mes ordres et de mes mots revêches, il ne tarda pas à revenir accompagné de 2 légistes qui passèrent une bonne heure à dépecer la pièce entière avec leurs outils plus incisifs qu’un sabre.

Je passai le même temps à enchaîner les cigarettes en me demandant de quelle manière les quitter. Ou quelle excuse leur donner pour justifier de ma présence jusqu’au bout du bout.

      Car enfin, ils le savaient tous. Clay en premier. Les affaires auxquelles j’étais affecté, je leur collais à la peau. Pas une seule seconde ni un centimètre de l’enquête n’échappaient à mon œil.

Pourtant, je dus me rendre à l’évidence. Leur boulot touchait à sa fin. Ils allaient l’embarquer, la balancer à la morgue et m’enlever la bouffée d’air frais que cette fille égorgée me procurait.   

      Et cette fois, bien davantage que la jalousie, ce fut l’injustice qui me révolta.

— Vous avez relevé toutes les empreintes ? balançai-je en braquant mon regard sur la table de chevet. Je ne vous ai pas vu passer par là.

      — C’est notre boulot, rétorqua un des légistes. On sait ce qu’on fait.

      — Ah ouais ?... Et la fenêtre ? Aucun de vous n’a inspecté l’extérieur.


      Personne ne regimba. Ni mon assistant qui enfonçaient mollement ses mains dans ses poches de blouson ni ces 2 guignols qui bougonnaient assurément derrière leurs combinaisons intégrales.

   

  — Clay, garde un œil sur eux, repris-je plus calmement. Je file au central.


    Bien sûr, je n’avais pas atteint le bout du couloir que je les entendis s’esclaffer comme des idiots. Alors, forcément, j’esquissai un sourire, ressentant une de ces bouffées de joie de vivre qui curieusement réussissait à me tenir la tête hors de l’eau et surtout du whisky pendant les heures de service.

Les jours de repos, je me noyais.

Mes bouteilles vides de leur alcool en savaient quelque chose.

D’ailleurs, celle que je retirai du tiroir de mon bureau peu après me tenta tel un diable moqueur. L’ambre brun du whisky avait une odeur d’oubli extatique.

Qu’attendais-je pour plonger définitivement ? En finir avec la sobriété pendant le boulot et l’alcoolisme durant les weekends ? Et pourquoi pas aussi avec ce merdier qui me servait d’existence par la même occasion ?

     C’est alors que l’image de cette rose venue mourir au fond du caniveau me revint. Ses mèches de cheveux agglutinées par le sang, ses mains graciles et sans usure, sa veste en cachemire…

Clay avait tout faux. Les prostituées de luxe ne traînaient pas dans ce quartier de Carnibal V. D’ailleurs, aucune femme n’osait déambuler dans ces rues. À moins d’être folle à lier.

Il me fallait réfléchir, réfléchir… Faire un lien, trouver une piste.

     Or, les coups assénés sur la porte de mon bureau m’empêchèrent de cogiter. Et Clay qui entra sans autorisation me replongea dans mon humeur au-delà du maussade.


     — Qu’est-ce que tu veux encore ? ronchonnai-je en refermant la bouteille sans pour autant la planquer. J’ai besoin de silence, Clay.

— J’ai des nouvelles. Elles sont fraîches et pimentées comme tu les aimes. Ne t’en fais pas, ajouta-t-il en fixant le whisky, la hiérarchie n’en saura rien.

— Franchement, tu crois que j’en ai quelque chose à foutre ?

— Franchement… Oui, statua-t-il en souriant en coin. Mais parlons de notre affaire d’abord. Le coupable est identifié. Le dossier est resté à la morgue, alors si tu préfères avoir toutes les pièces du puzzle, nous pouvons descendre.

— Tu te moques de moi ? répliquai-je tandis qu’il affichait un air satisfait. En si peu de temps ?

     — Oui, monsieur.

— Soixante minutes pour cibler un meurtrier, je serais vraiment surpris si c’était envisageable.

— Aujourd’hui, 2 minutes suffisent pour croiser un A.D.N avec les individus fichés.

— Ah, parce qu’en plus ce tocard est déjà passé par nos bureaux. Ils sont sûrs de l’identification ?

     Clay, assurément de plus en plus fier de la prouesse, hocha simplement la tête pour confirmation, et je descendis les étages avec lui aussi pressé que curieux de débarquer à la morgue.

     À vrai dire, quelque chose m’intriguait fortement dans cette histoire. Cette fille ne pouvait sortir que du district d’Eden IV. Ancienne Suisse et aujourd’hui territoire des crésus du néo-système.

Tous ces nantis, emmurés dans leur prison dorée, n’en franchissaient jamais les frontières. Aucun des secteurs qui constituaient l’Europe n’avait l’honneur de devenir l’hôte d’un membre d’Eden IV. Que ce soit pour une minute ou une heure.

D’ailleurs, ses habitants avaient l’interdiction de quitter leur nid douillet.

C’était pour cette fichue raison qu’elle m’avait envouté cette rose au fond du caniveau.

Elle venait de là-bas. J’en étais certain.

Pourtant, elle n’avait pas pu franchir les frontières pour en sortir.

Alors que je poussais la porte de la morgue et tombais la tête la première sur son corps reposant à même une table réfrigérée, une seule conclusion me vint.


— Comment a-t-il réussi à berner la sécurité ? demandai-je à Clay qui haussa les sourcils sans comprendre. Il l’a kidnappé, non ? Et la rançon n’est pas arrivée ? C’est vraiment le meilleur celui-là. Il n’y a pas à dire... il m’épate.

— Mais de qui parles-tu ?

— Fridrich Taklan ? Il n’y a que lui qui puisse être à la hauteur du crime ici présent, décidai-je en feuilletant le dossier rapidement. Oh… Où est la conclusion ADN, bon sang ! 

— Laisse ce truc et écoute-moi, décréta Clay en m’arrachant ma paperasse des mains. Je sais à quoi tu penses. Fridrich Taklan n’est pas entré par effraction à Eden IV pour la kidnapper et exiger une rançon extravagante avant de la saigner. Il a un alibi en béton. Il est incarcéré depuis 15 jours. Tu ne vas pas aimer ce que tu vas entendre, Jake. Donc, promets-moi de ne pas t’enfermer dans ta tour d’ivoire pour ruminer tout ça.

— Il me semble que c’est moi ton supérieur et ton psy, grommelai-je en l’observant triturer les pages. Qu’est-ce qui te fait trembler à ce point ? Ma mère l’a tué ?... Mon frère l’a saigné ?


Visiblement, mes sarcasmes ne l’enjoignaient pas à rire. Comme si ses aveux à venir allaient faire l’esclandre du siècle.


— C’est un dealer de la huitième rue qu’il a égorgé, lâcha-t-il enfin. Il a touché au proxénétisme, au viol aggravé, et j’en passe. Elle était amoureuse de lui, d’après ce qu’il nous a confiés pendant son interrogatoire. Ils ont discuté sur le Web pendant plusieurs semaines, elle a piraté les comptes de son père, payé un gardien de sécurité avec sa virginité et 10 millions en liquide pour franchir les barrières d’Eden IV. Son Roméo a ajouté qu’elle l’avait suppliée de l’aider à s’évader. Elle lui disait qu’elle ne supportait plus l’ennui et l’inertie du luxe. Qu’elle rêvait de connaître la noirceur de la vie. Ça a duré 24 heures. Des heures pendant lesquelles elle a goûté à tous les plaisirs de Carnival V. L’héroïne, les coups, le plumard de tous les copains de son tendre chéri, et finalement, puisqu’elle voulait rentrer chez papa, il lui a tranché la gorge.

 

       Je n’avais pu l’interrompre. Anesthésié par le gouffre où je m’étais enfoncé au fil de ses mots. Et puis, je finis par sortir en silence et m’enfermai dans mon bureau pour retrouver mon précieux whisky.

Cette fameuse bouteille à laquelle que je n’avais jamais voulu céder définitivement. Tel un point de non-retour, un dernier garde-fou que l’on observe pour se tenir à distance de la chute définitive.

Eh bien cette fille, risquait de me faire basculer.

Car enfin, étions-nous devenus en cette décennies de 2050 tous incapables de nous satisfaire de ce que nous avons ?

Cette jeune femme avait eu la lumière, elle avait voulu les ténèbres. J’avais les ténèbres, je voulais la lumière. Elle avait tout eu, et je n’avais rien. Mais peut-être qu’elle m’aurait dit la même chose.

Si certaine d’être dépossédée d’une face de la médaille qu’elle en était morte.                                   

Ce gâchis me dégoûtait.

Ne restait-il donc aucune lucidité sur cette terre ?

La question me retint une minute, et puis la réponse que je connaissais par cœur et qui me faisait crever de trouille, tomba.  

En fin de compte, tout était aussi trouble et vicieux que le whisky ambré que j’ingurgitai et qui glissa par gorgées douloureuses jusqu’à mon estomac.

Une fois, deux fois, et puis dix…

J’y fus à ce moment. Sur cette pente définitive que je ne remonterais plus jamais.

J’avais espéré un meurtre différent. Une autre affaire que celle dont j’avais l’habitude. Étant donné qu’à Carnibal V, une pourriture ne peut tuer qu’une pourriture, sans exception. Mais elle… Il m’avait semblé qu’elle était une de ces preuves qu’il subsistait de l’innocence. De la conscience.

De la pureté d’âme en ce monde plongé dans les affres du malheur.

Eh bien, non. Elle n’avait jamais été la rose au fond du caniveau.

À cet instant, je fus sûr qu’il n’y aurait plus jamais de roses au fond des caniveaux…

Ce fut un rêve trop beau, c’est tout.  

 

                                           Fin


Tous droits réservés Stella Hashes


 

 

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